Faut-il rappeler que Radiohead a sorti quelques pépites dans les années 90, reconnues par tous (enfin, tous les chroniqueurs sans sonotone of course): le brillant "The Bends" en 1995, l'extraordinaire "OK Computer" 2 ans plus tard, le phénoménal"Kid A" en 2000 ou encore "Amnesiac" qui lui donna une suite quelques mois à peine plus tard dans un continuum musical et phonémologique ("Kid A-mnesiac"). Alors même si j'avais été déçu par leurs deux dernières livraisons studio ("In Rainbows" en 2007 et le 'too much électro' "King of limbs" en 2011, dernier album en date) c'est toujours avec une joie immense teintée d'un zeste d'appréhension que je me suis lancé dans l'écoute de ce "A moon shaped pool".
Rappelons pour commencer que Radiohead s'est formé en mai 1986 une date coïncidant presque 30 ans jour pour jour avec le jour de la sortie de ce 9e opus studio, "A moon shaped pool" (soit 'une piscine en forme de lune', curieux nom pour un album de musique pop). Sur ces dates certains pensent qu'il s'agit là de l'album final, testamentaire du groupe et ce serait pour cela qu'il y aurait autant de 'vieux' titres déjà entendus ou aperçus depuis des lustres: ainsi "True love waits" a été joué pour la première fois en live en décembre 1995, "Burn the witch" date des années 2002-2005, et "Tinker tailor soldier rich man poor man beggar man thief" n'est autre qu'une adaptation d'une comptine pour enfants remontant...au XVIIe siècle!
Autre élément ayant pu avoir un impact sur l'album, les tabloïds ont pu rapporter que le chanteur Thom Yorke s'est séparé de sa femme après une idylle de plus de 20 ans. Mais il y a tellement de raisons d'avoir le spleen en 2016...Ce qui est certain avant d'aller plus loin c'est que la galette revient à un rock plus mélodieux, comme aux débuts du groupe, même si les arrangements électro-pop expérimentaux sont toujours présents, souvent en arrière plan. Ce côté numérique, électro parfois pesant/envahissant (surtout en live cf. ma chronique de leur set parisien en 2012) a été ainsi repositionné au profit des cordes et du piano grâce à la participation du London Contempory Orchestra sous la direction de Hugh Brunt.
Le premier titre, l'un des plus entraînant, grâce à des cordes savamment associées pour un tempo assez rapide pouvant évoquer une salle de bal de la cours de Louis XIV qui aurait comme par magie été transposée en plein milieu d'une salle de shoot de la banlieue d'Amsterdam des années 2000 ('Doc, tu dois y être pour quelque chose' aurait dit Marty Cardin). Titre très intéressant car forcément tellement improbable au sein de la foultitude de groupes actuels. Mais n'est pas Radiohead qui veut...En tous cas ce premier single tiré du LP est totalement maîtrisé, une évidence de pureté conceptuelle. C'est beau et si simple...
Ensuite on va lentement plonger vers l'univers profondément enfoui dans ce LP avec un premier morceau digne des plus grandes heures du groupe: "Daydreaming". Cet univers est fait d'une sorte de quiescence musicale vous donnant l'impression d'être constamment en train de littéralement flotter dans les airs, comme en apesanteur, certains diront à l'inverse qu'ils se sentent 'en apnée constante' [cf. Radiohead.fr]. Tout ceci traduit bien sûr une totale imprégnation du morceau et une différence dans l'expression de son ressenti, mais au final la sensation de morceaux intensément et viscéralement vécus par l'auditeur.
"Decks dark" maintient l'auditeur dans un état de tension notable. Heureusement le piano, léger, vient nous apaiser malgré la tristesse des vocaux. Ce titre semble évoquer le thème de la séparation ci-dessus mentionnée...
"Desert island disk" s'articule autour d'une guitare sèche. Ce morceau évoque une émission britannique de la BBC au cours de laquelle les participants doivent proposer des titres de chansons qu'ils emmèneraient sur une île déserte, en justifiant leur choix. Il a été joué pour la première fois à Paris, au Trianon en décembre 2015. Encore un morceau rempli d'une splendide langoureuse mélancolie.
On en arrive au 5e morceau "Ful stop". Il débute comme un battement de coeur (le vôtre) qui s'accélère et ne cessera de battre la chamade. La basse ronronnante témoigne d'un danger imminent. Puis surviennent des boucles de synthés angoissantes qui vont se faire de plus en plus rapides comme si vous étiez pris dans un tourbillon et que ces boucles centripètes vous entraînaient dans une sorte d'abîme sans fin. Celle d'une rupture, en tous cas c'est ce qui ressort des paroles. L'angoisse ne cesse de monter jusqu'à ce qu'une lueur d'espoir vous atteigne par la grâce de la guitare électrifiée cette fois qui vient à votre secours. C'est alors que vous vous laisserez aller à exprimer votre angoisse (c'est par la voix de Thom que vous le pourrez), votre angoisse mortifère de cette vie terrienne sans but précis. Questions éternelles résumées en un seul titre. Hypnotisant. Fascinant. Un des morceaux les plus aboutis de Radiohead depuis des lustres. Un sommet de créativité qui pourrait justifier l'achat du CD rien qu'à lui seul.
Après l'intermède "Glass eyes", titre calme et serein à l'ambiance toute enveloppée de brume, voici venir "Identikit" un morceau à la légèreté apparemment innocente comme aurait dit Doctor Pop, sur lequel la gratte en fin de titre vient rappeler que Mister Rock n'est pas très loin...On se référera à des titres anciens du niveau de "Idiotheque", voire "I might be wrong" dans le tempo et cette batterie jouée quasiment à contretemps. Encore tout bon et Thom qui assure grave aux vocaux.
"Numbers" sur lequel les cordes sont bien présentes mais ne prennent jamais le dessus sur le groupe qui maîtrise parfaitement la présence de l'orchestre symphonique à l'arrière-plan. S'enticher d'un aspect 'classique' en studio a toujours été un peu 'casse-gueule' pour les rockers de toutes les générations qui s'y sont risqués, mais ici Radiohead n'est jamais débordé et assume/assure de façon professionnelle la gestion de l'ensemble de la composition. Morceau magnifique au final.
"Present tense" reste encore un titre langoureux, dans le même tempo que beaucoup d'autres sur ce LP qui vous l'avez compris est totalement empreint d'une ambiance feutrée, teintée d'un zeste de relents d'antidépresseurs. Et oui, toujours ces substances psychotropes qu'elles soient prohibées, pharmaceutiques ou simplement alcoolisées, qui vont permettre et ont permis aux artistes de tous temps de virevolter avec leur muse afin de nous faire savourer d'intenses moments artistiques inaccessibles au commun des mortels...
"Tinker tailor soldier rich man poor man beggar man thief". Ouf. Heureusement que ce morceau n'a de lourd que sa prononciation. La voix est ici quasiement enfantine, sur une trame tout en douceur guidée par un piano omniprésent.
On arrive enfin au dernier morceau du LP, le "True love waits" que d'aucuns pensaient qu'il ne paraîtrait jamais sur un album studio puisque c'est un titre qui est régulièrement joué live depuis x années. Dépouillée de tout artifice en dehors du piano et de la voix du lead-singer, cette version vous arrachera d'intenses moments de spleen et de bien-être tant sa pureté laisse pantois.
En conclusion au fil des écoutes successives "A moon shaped pool" se révèle être un album parfaitement maîtrisé et d'une maturité rare. Radiohead y condense l'intégralité de sa science de l'écriture musicale et va bien au-delà de la qualité des productions étiquetées pop de ces dernières années. Certains iront jusqu'à dire qu'il s'agit là d'un nouveau chef d'oeuvre dans la discographie du groupe. Je me contenterai de dire que cet LP marquera de son empreinte cette décennie musicale, au même titre p.ex. que l'album "Elephant" (2003) des White Stripes avait pu marquer la précédente. Ne pas écouter cette galette serait honteux et irresponsable même si vous êtes adeptes des riffs les plus aggressifs qui soient. Alors n'hésitez pas. Ecoutez cet album sans arrière-pensée. Il ne vous procurera que du bonheur.
Sortie 17 juin 2016
Producteur Nigel Godrich
Label XL Recordings
Discographie : |
1993 : Pablo Honey (Parlophone) |
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