Constat récurrent fait cette semaine sur
Telerama :
Pourquoi la télé zappe la musique metal ?
Imagerie morbide, provocation et gros son ne font pas bon ménage avec la télévision. Si la scène metal attire un public nombreux et fidèle, le petit écran, lui, l'ignore de plus en plus.
« Attention à ne pas se perdre ! » Attila Csihar, chanteur du groupe de black metal Mayhem et voix mystique de Sunn O))) (groupe de drone metal, au son grave et répétitif caractéristique), s'engouffre dans les entrailles du vieux Budapest, éclairé par une minuscule caméra. On presse le pas derrière Stéphane Buriez — présentateur d'Une dose 2 metal, sur Enorme TV — et son cadreur, pour ne pas s'abîmer dans les ténèbres et les toiles d'araignées. En retapant son appartement, Attila Csihar a découvert un accès direct à un labyrinthe souterrain creusé dans la colline au Moyen Age pour semer l'ennemi. Un décor inédit et lugubre à souhait, parfait pour le documentaire Children of the night que concocte la petite équipe : une réflexion sur les liens entre fantastique, épouvante et musique metal, à laquelle ont aussi été conviés Behemoth, Abbath ou Cradle of Filth, autres groupes experts en cérémonial horrifique.
Stéphane Buriez, pionnier de la scène française avec Loudblast, est un ami proche d'Attila et a obtenu un accès rare au vocaliste de l'au-delà : deux soirées bien arrosées et six sessions d'interviews tournées dans son salon, au cimetière de Farkasrét, ou attablés au ParaNoir, un pub tapissé d'images de films d'épouvante. « Les fans vont être comblés », se réjouit Olivier Richard, réalisateur et rédacteur en chef d'Une dose 2 metal.
Le groupe suédois Ghost dans L’album de la semaine, sur Canal+, en septembre 2015. Même pas peur !
Si le metal a toujours été un parent pauvre, il a bien eu sa place, même étroite, à la télé.
Difficile d'imaginer voir Attila Csihar à la télé et d'y entendre les morceaux brutaux et cryptiques de Mayhem, quand il est déjà rarissime d'y trouver les mastodontes AC/DC, Black Sabbath ou Iron Maiden. Les métalleux ont quasiment disparu du petit écran, où ne subsiste que ce rendez-vous régulier, sur la confidentielle Enorme TV. Née sur le câble en 2011, cette chaîne d'humour aux airs de laboratoire consacre depuis fin 2012 une case hebdomadaire au metal, « l'une des plus grosses audiences de la chaîne », affirme son cofondateur, Jean-Sébastien Ventura. Depuis novembre, il a pourtant dû en réduire la voilure « par choix budgétaire ». Exit le magazine d'actu Metal XS et la version plateau d'Une dose 2 metal, sorte de « Taratata metal » à micro-budget, où Stéphane Buriez a tout de même reçu des pointures comme les batteurs légendaires Mikkey Dee (de Motörhead) et Ian Paice (de Deep Purple). Les concerts captés dans les festivals alternent désormais avec des documentaires épisodiques, réalisés en quelques semaines et produits par la maison. Une approche plus accessible aux non-initiés, mais qui exclut les live inédits et l'actu, redevenus introuvables sur le petit écran. « Enorme TV n'est pas une chaîne de musique ou de metal, c'est même difficile en interne de défendre l'existence de la case, je dois toujours la justifier », explique ainsi Jean-Sébastien Ventura.
Si le metal a toujours été un parent pauvre, il a bien eu sa place, même étroite, à la télé. Dans les années 1980, hard rock et heavy étaient traités — plus ou moins régulièrement — par Chorus et Les enfants du rock sur Antenne 2, 4C+ sur Canal+, Les tympans fêlés ou 22 v'là le rock ! sur TF1. Jusqu'au début des années 2000, des émissions y ont même été consacrées : Metal 6 sur TV6, Boulev'hard des clips, Rock'n'hard ou Metal express sur M6, Dr. Heavy & Mr. Hard, Blah blah metal et Ultra metal sur MCM, puis Metal nation sur Virgin 17... Sur Canal+, entre 1995 et 2000, Stéphane Saunier réussissait même à orchestrer parfois des live enragés sur le plateau de Nulle part ailleurs. Les morceaux furieux de Sepultura, Dimmu Borgir ou Slipknot sur une grande chaîne en access prime time. Une exposition impensable aujourd'hui.
Sepultura en live sur le plateau de Nulle part ailleurs en 1996.
Bien sûr, c'est la musique en général qui a disparu du petit écran à mesure que les enjeux d'audience se sont exacerbés et que l'industrie du disque s'est effondrée. Mais la présence du metal est particulièrement dérisoire. La société d'études de marché Yacast estime sa part à 0,2 % sur les chaînes musicales (1) en 2015, quand la dance totalise 18,1 %, la variété française 17 %, la pop-rock internationale 17 % et le rap 16,2 % de la musique diffusée. « La multiplication des chaînes de la TNT et l'arrivée sur YouTube de toute la musique gratuite ont centré la bataille sur des programmes fédérateurs. Il n'y a plus de place pour les petites et moyennes audiences, et il est devenu difficile pour les chaînes thématiques de défendre un positionnement sur la musique, et en particulier sur une musique pointue comme le metal », résume Thierry Cammas, patron de MTV France et ex-dirigeant des chaînes musicales de Lagardère.
Chaque année, des centaines de concerts bondés de passionnés sont organisés en France.
Stéphane Buriez présentateur d'Une dose 2 metal, sur Enorme TV, pendant le tournage du documentaire Children of the night avec Attila Csihar (derrière Cédric Martinez, cameraman).
Avec son imagerie morbide, son goût de la provocation et ses riffs bestiaux prompts à hérisser les profanes, le metal est désormais banni, sous l'étiquette « segmentant ». M6 l'a remisé dans ses magazines sensationnalistes à mesure qu'elle se muait en chaîne familiale, le cantonnant aux clichés qui lui collent toujours au cuir, satanisme et violence en tête. Oubliant, comme la plupart des chaînes, que cette musique de passionnés vibre depuis cinquante ans et se décline dans des dizaines de sous-genres créatifs, fédérant une communauté fidèle et transgénérationnelle. Difficile de trouver des données chiffrées, tant le metal échappe aux radars en France, noyé dans la catégorie pop-rock. Sa place est pourtant loin d'être négligeable. Le site Metal Archives, bible du metal en ligne, recense 4 471 groupes tricolores, tous styles confondus. Black, heavy, doom, folk, viking, death, thrash, glam... Chaque année, des centaines de concerts bondés de passionnés aux tee-shirts estampillés des logos de leurs musiciens favoris sont organisés en France. « Je vis ça depuis les années 1970, et il y a toujours autant d'enthousiasme », affirme l'animateur radio Francis Zégut, le plus célèbre des hardos français.
Dans une étude récente, la société de conseil Headz Entertainment, qui met en relation grandes marques et monde de la musique, a comptabilisé 3 millions de fans Facebook français sur un échantillon d'à peine dix groupes grand public (Iron Maiden, Rammstein, Slipknot, Metallica...). Les métalleux devraient même être vus comme une cible intéressante. De vrais fans « impliqués, captifs, pas volatils, comme c'est souvent le cas avec la musique », souligne Jérôme Riera. Le cofondateur de Headz peine pourtant à rapprocher le Hellfest, grand-messe estivale des musiques extrêmes organisée depuis dix ans près de Nantes, et les grandes marques, sans comprendre leur frilosité persistante. « On retrouve chez elles la même défiance que chez les médias : elles ne veulent pas être associées au metal, sont bloquées sur les polémiques et des clichés absurdes, alors qu'on a de bonnes études montrant que son public est plutôt CSP+ et doté d'un gros pouvoir d'achat. » Preuve s'il en fallait, le Hellfest est le plus cher des festivals (197 euros pour trois jours), et pourtant il est complet des mois à l'avance. Troisième manifestation française derrière les Vieilles Charrues et Solidays, il est devenu un véritable enjeu économique : les 52 000 pass de l'édition de juin 2016 se sont arrachés dès octobre. Surfant sur ce succès, le festival anglais Download débarquera pour la première fois à l'hippodrome de Longchamp en juin, une semaine avant le Hellfest. En comptant le Motocultor, organisé depuis 2007 dans le Morbihan, il y aura désormais trois festivals metal hexagonaux en été.
Spectaculaire, avec ses décors soignés et ses joyeux métalleux costumés, le Hellfest attire les télés comme des mouches, souvent pour le folklore. « Toutes les chaînes viennent et disent que cette musique est extraordinaire. Mais si je demande "à quand des groupes dans vos émissions ?", je n'ai pas de réponse !, ironise Olivier Garnier, chargé de communication du festival. Je me casse les dents tous les jours, mais j'ai réussi à faire passer Motörhead en 2007 chez Nagui, Scorpions en 2010... Chaque fois c'est une victoire. » Ces derniers mois, Stéphane Saunier, qui se dit toujours libre de programmer « de manière subjective » et de « proposer des choses qu'on ne voit pas partout », a présenté les disques de Ghost, un groupe de hard suédois, et des Français de Mass Hysteria dans L'album de la semaine, à 18h25 sur Canal+.
« A l'époque de Nulle part ailleurs, explique-t-il, la direction de Canal+ savait que le metal faisait fuir la moitié des téléspectateurs. Si on veut faire de la musique à la télé, il faut réussir à oublier l'audience. » Ils sont peu nombreux, à la tête des chaînes, à prendre le risque. Du coup, la même liste réduite d'artistes défile en boucle sur des plateaux qui ne peuvent recevoir qu'en configuration légère, voire acoustique. Râpé pour les riffs métalliques. « Si passer à la télé c'est comme au Petit journal, une chanson réduite à une minute trente, des versions passées à la moulinette, il vaut mieux ne pas y aller. Sur C à vous, on ne peut même pas installer une vraie batterie, sinon le décor s'effondre », s'insurge Olivier Garnier.
En dehors de France 4, qui diffuse de temps en temps un documentaire ou un court sujet dans Monte le son !, c'est curieusement Arte qui accorde le plus de place aux grosses guitares, entre son magazine Tracks et quelques documentaires et concerts metal diffusés le samedi soir. Sur sa plateforme Web Arte Concert, les retransmissions du Hellfest et du colossal festival metal allemand Wacken Open Air sont parmi les plus fortes audiences. « Lors du Hellfest 2015, on a comptabilisé 1 million de vidéos vues sur le week-end, et plus de 2 millions sur l'été », s'enthousiasme Emelie de Jong, directrice de l'unité arts et spectacles. Loin devant le deuxième festival le plus regardé sur la plateforme, le Splash !, dont les concerts hip-hop ont totalisé 1,3 million de vues. Mais toujours pas de quoi inspirer un rendez-vous régulier sur la chaîne.
« Une web-série sur la croisière 70 000 Tons of metal [festival flottant, NDLR] est en cours de production, et des concerts privés sont en projet pour Arte Concert », annonce toutefois José Correia, responsable de la programmation. « Pourquoi est-il impossible de donner une petite place sur une grande chaîne à un courant populaire ? s'interroge Christian Lamet, ex-réalisateur de Metal XS pour Enorme TV. Je pense qu'il y a en haut de la pyramide des gens qui ignorent qu'il existe un public. Qu'ils soient opportunistes et profitent de l'effet Hellfest ! Il y a plein de groupes méritants, mais la télévision a abandonné son rôle prescripteur. » Combien de Français savent qu'il existe un groupe de metal tricolore qui s'exporte et tourne à l'étranger ? « Gojira a vendu plus de 40 000 exemplaires de L'Enfant sauvage aux Etats-Unis, près de 20 000 en Angleterre, soit un peu plus qu'en France », indique Philippe Geneste, patron de Base Productions. Leur page Facebook affiche 581 600 fans. Sans aucune télé pour en parler.